START UP NATION - EPISODE 3

Dans « Start-Up Nation » l’économiste franc-maçon Jeune Attali vous présente des entreprises montées par des rappeurs et des business adjacents au rap jeu. Pour ce nouvel épisode, il a sélectionné quelques exemples de labels rap indépendants, à travers un road trip qui vous fera traverser l'Amérique d'Ouest en Est en passant par le Sud.

L’histoire du rap est intimement liée à la réussite de ses labels indépendants. Le genre ayant été aussi fécond que mal compris par les majors, des structures ont naturellement germé un peu partout aux Etats-Unis dès les années 1980. Certains des entrepreneurs derrière ces labels, rodés au monde des affaires, ont transformé leurs petites entreprises en vraies machines à engranger les millions, donnant des sueurs froides aux majors qui n’avaient pas su flairer la mine d’or. D’autres ont profité des libertés artistiques offertes par l’indépendance pour expérimenter et amener le rap sur les rivages de territoires jusque-là inexplorés.

Afin d’avoir la meilleure vision possible de l’étendue de ces labels et de leurs façons d’envisager l’indépendance, le plus judicieux est de partir en road trip. Chaque halte sera l’occasion de s’attarder sur l’histoire de quelques régionaux de l’étape. Premier check point : la Bay Area.

La légende californienne E-40 a connu un début de carrière difficile. Avec son flow aussi malléable que la pâte à modeler et sa maîtrise sans pareil de l’argot, il a pourtant un public fidèle dans sa ville natale de Vallejo, mais les majors le jugent trop éloigné des canons de cette fin des années 1980. Pensant être face à un mur, il envisage la retraite anticipée avant qu’un de ses oncles ne le convainque de prendre le taureau par les cornes. Il lui explique que, plus que le talent, c’est l’argent qui attire les majors, et qu’en produisant et distribuant sa musique sans intermédiaire, il peut faire pleuvoir les billets.

C’est sur ces paroles prophétiques qu’E-40 crée Sick-Wid-It, un label dont le premier quartier général est le coffre du véhicule familial. Pour étrenner son label, E-40 y signe son frère, sa sœur et son cousin, avec qui il forme le groupe The Click. Vendus depuis leur voiture transformée en shop ambulant, leurs premiers EP vont devenir d’énormes succès régionaux.

L’oncle d’E-40 avait raison. Son neveu est devenu un homme riche, et les majors sont maintenant à ses pieds. En 1994 il finit par signer un contrat de distribution avec Jive, qui tout en lui laissant un contrôle total de son label, lui permet de promouvoir le rap de la Bay Area sur tout le pays. Pour plus de détails sur cette success story de légende, je vous conseille l'écouter de l'épisode de NoFun sur le In A Major d'E-40, son premier album chez Jive.

Pendant qu’E-40 vend des cassettes depuis le coffre de sa voiture, un autre label indé nord californien vit ses balbutiements. Loin des quartiers de Vallejo, c’est sur KDVS, la radio du campus de l’Université de Californie que vont se rencontrer les journalistes rap Jazzbo et Jeff Chang, le rappeur Lyrics Born, et les producteurs Chief Xcel et DJ Shadow. Lors de leurs échanges pendant l’émission de radio animée par Jeff, ces jeunes adultes vont se découvrir des points communs dans leur façon d’aimer et d’aborder le Hip-Hop : toujours chercher l’innovation et ne faire aucune concession avec la pop.

Ayant en plus des talents complémentaires, ils décident de fonder le label SoleSides pour produire et distribuer la musique telle qu’ils veulent l’entendre.

L’écurie deviendra l’un des symboles du Hip-Hop alternatif bouillonnant dans la Californie des années 90. Parmi ses productions les plus marquantes, on trouve Melodica du duo Blackalicious. Cet EP qui mise avant tout sur un rap conscient et le flow virtuose de Gift of Gab, deviendra mythique autant pour sa qualité que pour sa rareté. Mais dans le catalogue de SoleSides, se sont surtout les productions éthérées de DJ Shadow qui marquent les esprits. Faites de samples jazz, soul et d’extraits de dialogues de film, elles posent les bases d’un Hip-Hop entièrement instrumental, parfois dit « Abstrait ».

En empruntant les routes qui mènent vers le sud de l’état, notre road trip nous emmène à Compton. C’est dans cette banlieue de Los Angeles, tristement célèbre pour sa criminalité et l’activité de ses gangs, qu’Eric Wright a grandi. Garçon chétif, Eric raconte que pour ne pas se faire écraser par les jeunes de son âge, il compense son physique par une attitude de voyou qui l’a vite amené à devenir dealer.

On dit qu’en 1986, avec ce qu’il a mis de côté de ses transactions crapuleuses, il cumule un pactole de prêt de 250 000$. Témoin de la naissance de la scène rap underground à L.A., il décide de sortir de l’illégalité en investissant cet argent dans la création d’un label. Eric Wright devient Eazy-E, et avec son manager Jerry Heller donnent naissance à Ruthless Records, label parrain du gangsta rap.

Eazy-E recrute les désormais célèbres Dr. Dre et Ice Cube qui produisent et écrivent pour lui Boyz-N-The-Hood, premier succès du label. Ils formeront ensemble le groupe N.W.A., qui a coup de disques musicalement révolutionnaires vont changer les canons du rap et faire de L.A. un des hauts lieux du Hip-Hop.

Avant de mourir prématurément, Eazy-E aime répéter qu’il a transformé 250 000 en plusieurs millions de dollars. On se souviendra surtout qu’il a permis de révéler quelques uns des meilleurs producteurs et rappeurs de l’histoire du rap. Et 25 ans après la mort de son fondateur, Ruthless Record reste célébré comme un des pionniers et des plus grands succès du rap indépendant.

Il est temps de traverser l’Amérique d’Ouest en Est, en explorant les vieilles terres du Sud.

Fondé en 1986 à Houston, Rap-A-Lot Records est le premier label de rap indépendant à n’être ni new-yorkais, ni californien, et est donc l’un des berceaux du rap sudiste. Mené d’une main de fer par son charismatique propriétaire, J. Prince, Rap-A-Lot démontre qu’indépendance n’est pas forcément synonyme de liberté. Le label va en effet opérer indépendamment des majors tout en utilisant leur business model. Les rappeurs y signent des contrats qui n’ont parfois rien à envier à ceux du circuit classique, et dont ils ont souvent du mal à se défaire…

Mais cela ne nuit en rien à l’image de J. Prince dans le monde du rap, puisqu’il en reste un des personnages les plus respectés. Et pour cause, en plus d’avoir aidé à l’émergence du Dirty South, son label a accueilli des artistes incontournables, tel le misanthrope à la voix de bluesman Z-Ro ou encore Devin The Dude, père de tous les flows fredonnés (et des rappeurs accros à la marijuana).

Mais entre tous, celui qui a le plus aidé Rap-A-Lot à devenir un succès critique c’est évidemment Scarface. Que ce soit en tant que leader des Geto Boys ou en solo, ses prêches célébrant la rue ont fait de lui l’allégorie d’un rap sudiste combinant attitude gangster et conscience sociale.

En passant par la Nouvelle-Orléans, on découvre que l’histoire du rap indé ne connaît pas que des fins heureuses.

Bébé de Charles Temple né en 1993, Big Boy Records a en effet terriblement souffert de la concurrence. Victime collatérale de la guerre entre Cash Money (qui lui n’est pas resté indé très longtemps) et l’hyper productif No Limit, Big Boy ne vit vraiment que 5 ans.

Mais grâce au talent de dénicheur de son patron et à la direction artistique du producteur David « D-Funk » Faulk, le label révèle quelques grandes figures du Sud et produit des albums unanimement salués. Ainsi, avant d’être débauchés, c’est sur Big Boy que Fiend ou Mystikal sortent leur premier disque. Sur ces albums, comme sur la pépite g-funk Fours Deuces & Trays de G-Slimm, seul les beats sont programmés et D-Funk joue du piano, du synthé ou de la guitare en live, offrant un son particulier aux productions de ce label resté mythique en Louisiane.

Notre tour des USA se termine donc sur les côtes de l’Atlantique, avec quelques labels new-yorkais.

C’est en animant pendant plusieurs années une émission sur la station de radio WKCR, que le DJ et journaliste Bobbito Garcia s’est aperçu que beaucoup de rappeurs ne trouvaient pas de label. L’idée de créer le sien pour les accueillir fut d’abord lancée comme une boutade à l’antenne, mais finit par devenir réalité avec la naissance de Fondle’Em en 1995.

Le mot d’ordre du label : laisser la plus grande liberté possible aux artistes. Ainsi ces derniers ne signent aucun contrat et peuvent sortir la musique qu’ils aiment tout en étant assurés de récupérer 50% de l’argent généré.

MF Doom s’impose comme le personnage emblématique du label en même temps que de toute la scène underground new-yorkaise qui y gravite. Cet ancien membre du groupe KMD, désormais caché derrière un masque de fer, sort Operation Doomsday, son premier LP, sur Fondle’Em. Un album qui deviendra immédiatement culte grâce à ses sonorités lo-fi et sa patine vintage inspiré de l’univers des comics, soit un style en opposition totale avec les succès commerciaux des contemporains Bad Boys Records et Ruff Ryders Entertainment.

Au départ il y a Rawkus. Ce label fondé par deux étudiants (épaulé par un ami millionnaire), a intelligemment capturé le large spectre du rap underground new-yorkais de la fin des années 90. D’un côté la parfaite alchimie entre Mos Def et Talib Kweli donne naissance au poétique et funky Black Star, de l’autre, le son abrasif de Company Flow s’y matérialise sous la forme de Funcrusher Plus, un disque expérimental qui va profondément marquer l’esthétique du rap indé.

Mais Rawkus n’arrive pas à tenir ses promesses sur la longueur, et en plus de voir la qualité de ses sorties diminuer avec le temps, perdra son statut d’indépendant pour devenir une filiale d’Universal. Alors en 1999, EL-P et les Company Flow quittent le navire pour fonder Def Jux sur les cendres de l’esprit Rawkus.

Les artistes du labels, surnommés « Def Jukies », seront les héros d’un courant se rapprochant de la conception rock de l’indépendance : il n’est plus question que de liberté vis à vis des majors, mais aussi d’un son « indie ».

The Cold Vein de Cannibal Ox est sans doute le disque qui résume le mieux l’identité Def Jux. Ses productions spatiales et son univers dystopien posent les bases de ce qui va devenir la marque de fabrique du label et un modèle pour le rap indé tout autour du monde.

Avant de rentrer de ce long voyage, notons qu’il faudrait évidemment refaire plusieurs fois le tour du pays pour pouvoir aborder l’ensemble des structures indépendantes qui ont marqué le rap. Pensons en particulier aux 75 Ark, Livewire, Swisha House, Stones Throw, Strange Music ou Anticon (et bien d’autres) dont l’omission sur notre parcours n’est surtout pas un oubli.

C’était Jeune Attali pour « Start-Up Nation » à bientôt pour un prochain épisode. Blrrrup.

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